La MANUFACTURE ROYALE

                               de GOUDRON des  LANDES

 

A.   Heurs et malheurs de la manufacture (1663-1686)

                                    

1 :La création de la Manufacture Royale

 

C'est en 1663 que Joseph Lombard, Commissaire de la Marine à Bordeaux, mandaté par Colbert du Ter­ron, Intendant de la Marine à Rochefort et cousin du ministre, se rend à La Teste (1). Il est accompagné de deux Suédois, Peter Ericson et son valet Hendrick Joos, qui ont été recrutés pour enseigner aux gens du pays ce que ces derniers  savaient déjà faire : produire du goudron .

 

Mais c'est une autre technique, celle des Hourns de gaze qu'il enseigna sur une parcelle appartenant au Sieur de Caupos (2).

C'est en effet cette famille de Caupos, qui, en la personne de Jean, vicomte de Biscarrosse, marié en 1664 à Isabeau de Baleste, de La Teste, est, au XVII° siècle, au centre de la création de la Manufacture Royale de Goudron des Landes. L'importance de cette famille transparaît dès 1635 dans cette protestation des  habitants de Gujan contre les exonérations dont jouissent les Testerins bien que «tout le commerce des Landes» se fasse en ce lieu  (3). Caupos y est nommé­ment cité pour avoir «80 milliers de résine de revenu  soit, à 1.600 livres le millier une somme de 128.000 livres» (ou 102.400 en livres bordelaises). L’estimation est d'ailleurs difficile à suivre car en 1647 le quintal de résine vaut 2 livres, ce qui met le millier à 20 livres et donc le revenu de Caupos à 1.600 livres, ce qui semble­ plus logique.

Il n’en reste pas moins que cette famille a multiplié les acquisitions ou échanges en forêt de La T este (4): 15 parcelles de  1532 à 1663, date à laquelle le 2 septembre, Jean de Caupos devient vicomte de Biscarrosse ; elle  continue ses acquisitions jusqu'en 1693 : 5 parcelles. Parallèlement, en 1686, Jean-Marc de Caupos achète à Louis de Bourbon les droits et biens de Parentis, Saint-Paul et Sainte-Eulalie, autres paroisses «résineuses» où seront aussi construits des hourns de gaze. 

 

Nous ne connais­sons pas le contrat qui liait ce «faiseur de goudron» sauf qu'en 1664 il réclama 3 fromages de Hollande et une paire de souliers; par contre nous savons ce que toucha son successeur Elias Alh, arrivé en août 1666 : il reçut une pension de 2.000 livres, 1.200 livres de frais de séjour et 6.000 livres de dot payée par le gouvernement, lorsqu' il épousa la fille d'un Taffard, autre grand propriétaire testerin.

A titre de comparaison, la construction d'un bateau de 185 tonneaux, «La Ville de Bordeaux », coûte en 1671, 26.000 livres, les gages des compagnons forgerons sont en  1667 de 4 livres par mois et le Secrétaire de M. de Pontac, propriétaire du château Haut­ Brion, gagne 200 livres par an en 1689 !

Il faut croire pourtant que cela ne lui  suffisait pas puisqu'en 1671, Alh, décrit comme «buveur de vin, d'eau-de-vie  assaisonnée de poudre et fumeur de pipe», s'embarqua à Rochefort avec la caisse de la Compagnie, 21.000 livres, et disparut... Justice divine! dans un naufrage au large du Poitou (5).

 

 Peter Ericson était mort à Linxe en octobre 1664 non sans avoir chez le sieur du Coussou, grand-père des Desbiey, enseigné son art et construit un four suédois (6) dont nous avons retrouvé la trace. Sa correspondance, en parti­culier une lettre du 12 septembre 1664 (7), nous apprend qu'il a aussi construit un four à Lacanau mais que la qualité des pins y étant médiocre, c'est surtout à La Teste et à

Biscarrosse qu'il à connu le succès puisqu'une dizaine de fours y sont alors installés et produisent déjà, en exécution du contrat passé, au prix de 121ivres le baril de 122,5 kg ou 241ivres la barrique de 249 kg, jauge de Bor­deaux. La capacité de production des fours de La Teste et Biscarrosse varie de 6 à 12 barils par cuisson avec une moyenne de 10 barils, ce qu  laisse entrevoir une activité lucrative. Dès juin 1664, 100 barils, soit 12,5 tonnes, partent pour les chantiers et corderies de la Charente.

 

C'est pourquoi Caupos { sur les 80 fours recensés en 1672, il en possède  la moitié) s'empresse de percevoir 11 sols par baril porté dans ses propres ma­gasins de La Teste. Le Captal tente {mais il est empêché par l'Intendant Pellot), de percevoir 40 sols par baril, exigeant de plus un millier de résine pour chaque emplacement de four. Si l'on ajoute le prix du charroi de La Teste à Bordeaux (12 sols), et la difficulté de trouver du gazon pour couvrir le feu, cela rendait l'entreprise aléatoire et, comme le dit Ericson, le goudron plus cher que celui de Suède.

 

A cette époque c’est Elias Alh qui surveille les opérations ; recruté en 1665, il avait dirigé en Provence la Manufacture Royale de Vidauban avant d'être nommé « Inspecteur des faiseurs de goudron » pour l'ensemble du royaume ; Alh, après avoir séjour­né à La Teste à partir de septembre 1666, alla contrôler à Bayonne la produc­tion. L'intérêt de son séjour à La Teste réside dans les observations qu'il fit le 20 novembre: il constate que les goudronnières y sont de faible ou médiocre capacité et que leur nombre est excessif, tandis que, dans d'autres correspon­dances, il signale la tendance à faire brûler n'importe quel bois au détriment de la qualité, le goudron étant ainsi trop cassant.

C'est pourquoi, pour redresser la situation, en 1672, Lombard, sur les instances de l'Intendant d'Aguesseau, en­voie son fils en tournée d'inspection: il recense alors 195 installations pouvant produire 3617 barils soit à peu près 420 tonnes. Sur ce total, les montagnes de La Teste et Biscarrosse représentent 28% avec 80 fours, le secteur Pissos-Lipostey plus accessible par la route et par la Leyre, 60%, le sud du Born et le secteur de Parentis, 12%.

 

 A supposer que ces capacités de production aient été atteintes (car le rapport ne fait pas de différences entre hourns traditionnels et hourns de gaze alors que ce dernier type n’a pas été retrouvé dans les forêts de La Teste et Biscarrosse),  cela n’aurait représenté que la moitié de la consommation française.

 

 

 

 

 

 

Cette carte a été établie par F.Loirette (Aux origines d’une vieille industie landaise : la Manufacture royale de goudrons des Landes) Elle représente les fours cités dans le rappord de Lombard et les capacités de production des différents massifs dont la superficie

semble empruntée à des époques plus récentes comme le montrent les cartes de M.de Clerville.

 

C'est pourquoi les importations de goudron suédois continuèrent, d'autant plus qu'un traité commercial du 30 décembre 1662 exemptait de taxes les bateaux nordiques tant à Bordeaux qu'à La Rochelle, et que le prix du goudron suédois restait inférieur: 11 livres au lieu de 12 en 1677.

 

C'est ainsi que Rochefort continua à recevoir du goudron suédois par l'intermédiaire de la Compagnie du Nord. On sait qu'en 1671 Colbert du Terron déplorait l'arrivée de 690 barils. Il craignait que la Manufacture fût concurren­cée. Il se félicita l'année suivante, après la fuite d'Elias Alh, d'en recevoir 800 et, convaincu des incertitudes de l'entreprise landaise, il en réclama 1.800 en 1683.

 

La production augmenta cependant sensiblement à en croire les quanti­tés stockées à Rochefort : 450 barils en 1673, 590 en 1676, 1244 en 1682 (8), tandis qu'en 1690 de mai à septembre 128 barils partirent d'Arcachon et 230 par Bordeaux qui, sur l'année, en expédia 1417, soit 17 tonnes.

 

Cette activité «manufacturière», bien que n'occupant que peu de monde (180 personnes en 1672), procurait donc un complément de revenus d'autant qu'en vertu du Tarif de 1664 les goudrons étaient exemptés de droits d'entrée dans les provinces du royaume. C'est dans ce contexte que le 16 septembre 1680, la veuve de Jean de Caupos, dame Elisabeth de Baleste, confirma aux seuls propriétaires de parcelles de la montagne usagère de Biscarrosse le «droit de faire gemme, résine et goudron, chacun dans son fonds». Cette activité lucrative était donc réservée aux seuls tenans-pins. Cette « montagne » n’était, à l’époque, que la continuation de celle de La Teste ; elles ne furent séparées par l’avancée des sables qu’à la fin du XVIII° siècle. Il est d'ailleurs étonnant de consta­ter que la mention des goudrons ne soit jamais apparue dans les transactions concernant la Montagne usagère de La Teste dont les tenans-pins avaient été reconnus beaucoup plus tôt, dès 1604. Cela devait aller de soi parce que seul le pin mort servait à fabriquer le goudron; le pin vif était usager et cela devait être un frein sérieux aux efforts de développement.

 

2 : les besoins de la marine

 

Jusque vers 1686, les besoins de la guerre et de la marine avaient sti­mulé la production puisque de 18 vaisseaux et 6 galères en 1661, la flotte comptait en 1670, 120 vaisseaux et 35 frégates sur l'Atlantique plus une trentaine de ga­lères en Méditerranée et s'élevait en 1683 à plus de 250 bâtiments compte tenu des flottes auxiliaires de corsaires (9).

 

Détail d’un tableau de Lacour représentant le port de Bordeaux au XVIII° siècle (Musée des arts décoratifs, Bordeaux)

 

A gauche, un calfat en train de mettre l’étoupe entre les planches, à droite la chaudière dans laquelle on réchauffe la poix.

 

 

On employait en effet énormément de produits résineux dans les arsenaux : en 1687, pour radouber Le Superbe, vaisseau de 1300 tonneaux, on consomma à Rochefort 50 barils de bray, 26 de goudron, 5 milliers de brai sec, 1000 livres de suif et 10.000 livres d'étoupe.

 

 

 

 

 

Pour l'armement des bateaux neufs, on consommait :

                                                                                                 goudron              brai

-    vaisseaux de 1er rang (1400 à 2000 tonneaux, 3 ponts)               55qx             90qx

-    vaisseaux de 3ème rang (800 à 900 tonneaux2 ponts)                 37qx             64qx

-    frégates légères (200 tonneaux)                                                 24qx            35qx

 

Le brai sec était employé pour le carénage, le goudron pour les corda­ges (il fallait 6.800 milliers de cordage pour un vaisseau de 74 canons), le bray gras pour le calfatage. Sans compter les produits embarqués qui serviraient pendant la navigation

                                                                             brai                goudron

- vaisseau de 1 er rang ................................. 8 quintaux     12 barils

- vaisseau moyen ......................................... 6 qx                 8 barils

- frégate .....................................................                         ­4 barils

- flûte ........................................................ 2 qx                3 barils

-brûlot .......................................................                        2 barils      

auxquels étaient joints une chaudière, un pot à brai et de l'étoupe (10).

 

 

C'est pourquoi il était indispensable d'ali­menter en goudron les arsenaux de Brest, Rochefort et Toulon et de dévelop­per les Manufactures Royales d’autant que la Suède, principal fournisseur, passa de 1668 à 1672 dans le camp anglo-hollandais, avant de renouer ensuite avec la France, puis de se lancer jusqu'en 1679 dans une guerre contre le Brandebourg. Cette période, à cause du bouleversement des trafics habituels et des nécessités de la construction navale avait donc vu, sous l'effet d'une politique volontariste, menée par Colbert, prospérer la Manufacture. Mais cette époque était révolue.

 

3 : Les difficultés de la Manufacture

 

La carte dressée par Monsieur de Clerville en 1677 , dresse un état des forêts à la fin du XVII° siècle. Il confirme ce que les textes nous ont appris, à savoir la faiblesse des forêts en Médoc, Buch et Born où seules sont importantes les forêts sur dunes anciennes (à l’ouest des étangs) derniers vestiges de l’ancien massif forestier côtier submergé de plus en plus par la poussée des dunes barkhanoïdes de sables blancs (les semis systématiques des dunes ne commenceront qu’en en 1787 à La Teste de Buch), tandis qu’à l’est domine la lande. Elles nous confirme aussi l’importance des forêts du Marensin où les étendues de landes sont plus réduites.

Quant aux fours à goudron leur localisation nous indique que seule la forêt de La Teste-Biscarrosse  comporte encore des fours en activité ; en Marensin, ils sont très rares (mais celui de Linxe fonctionne encore), ce qui voudrait dire que la production s’y est développée plus tard, comme nous le verrons, tandis qu’en Médoc , il n’y en a pas, ce qui correspond aux dires des brûleurs de goudron suédois

 

 

Cela est confirmé en 1686 par le mémoire du sieur Martin (11) qui nous apprend en effet que, dès 1680, sur les 195 fours ini­tiaux, il n'en restait que 52 en fonction, écoulant à chaque cuite 830 barils (207 tonnes) et qu'en 1686 les fours sont pour la plupart détruits et on n'en trouve qu'un ou deux dans la région de Pissos qui, dit-il, «brûlent de temps en temps». Cela pourrait expliquer le vide archéologique que nous avons constaté en pays de Buch pour le XVII° siècle en ce qui concerne les fours suédois, la destruction des fours permettant souvent le réemploi des matériaux comme fondations des cabanes construites ultérieurement, fait que nous avons constaté plusieurs fois.

Cela pourrait expliquer aussi la médiocrité des expéditions de goudron par Bordeaux qui a été soulignée par Ch. Huetz de Lemps pour la période 1698­-1699 : 462 barils exportés contre 842 barils et 6 tonneaux importés (12) . Mais ces chif­fres ne concernent pas les caboteurs testerins qui ne « montent » jamais à Bor­deaux, comme l'a si bien souligné le Professeur Bernard (13).Cette situation catastrophique était d'abord due selon Martin à

-des rai­sons commerciales :

 L'attitude des négociants bordelais préférant, pour sauvegarder leurs inté­rêts et leurs liens avec des négociants étrangers, hollandais surtout, vendre à perte du goudron importé pour casser la concurrence.

-Le prix des goudrons étrangers du Nord qui «lorsque la mer est libre revien­nent à 7 ou 8 livres le baril» au lieu de 12 pour les landais ; en 1686, la guerre de Hollande est en effet terminée (1672-1679) et Colbert est mort depuis trois ans.

 -La qualité des goudrons.

 La qualité des goudrons locaux est souvent incriminée: outre le fait que les goudrons de Buch «durcissent l'hiver parce que les arbres sont trop gommeux», ce que Lombard avait déjà signalé, c'est le peu de soin apporté à la fabrication et la fraude sur les poids qui sont soulignés. Les paysans sont accusés de mêler à leur goudron de la bouse de vache, de ne prendre aucun soin pour le bray gras qui, utilisé pour les coutures, est trop sec ou trop liquide, sans consistance, si bien que l'eau pénètre les cales des navires ou «qu'il prend aux pieds» lors­qu'on marche dessus; tout ceci étant dû au mauvais choix des bois, à l'intro­duction dans les fours de produits interdits {écorces, croûtes de pins, galips...), au fait enfin que le gazon étant trop «sablonneux», le sable se mêlait au gou­dron.

Le 10 septembre 1703, l'Intendant la Bourdonnaye est obligé d'inter­dire aux gens de Salles d'utiliser des barils non conformes et d'ajouter du sable à leurs goudrons et brays, ce qui en augmentait le poids (14) . De même en 1725, une déclaration royale s'insurge contre le fait que «dans les barils de goudron et de bray gras on ajoute tellement de pierres et de sable que le poids réel n'est souvent que de 100 livres au lieu des 250 légaux». On menace même de des­truction des fours et de 300 livres d'amende ceux qui brûleraient des ourles (pour le bray gras) en même temps que les bois destinés au goudron (15) . On im­pose une marque sur chaque fond de baril afin d'en indiquer la provenance à peine de confiscation et d'une amende de 41ivres {la moitié pour le Roi, la moi­tié pour les hôpitaux) ainsi que l'obligation de passer par Arcachon, Dax ou Bayonne où des inspecteurs délivrent des certificats (16)

 

 

 C'est devenu un vrai fléau au XVIII° siècle car, en 1760 encore, le Contrôleur Général Bertin écrit à Tourny qu'il faut surveiller le Marensin et le  marché de Dax car le bray gras est fabriqué «avec des matières dont on a extrait l'huile de térébenthine et dans lesquelles on laisse souvent des terres et des sables pour les faire peser plus lourd» (16 bis). En 1776 (17) les négociants de Bayonne semblent exclure les goudrons des fraudes qu'ils dénoncent; tout cela prouve que l'ordonnance de l'Intendant d'Aguesseau (18) de 1672 n'a pas été respectée malgré la précision des consignes données. Notons d'ailleurs qu'après la Révolution la «vertu» n'est toujours pas de rigueur puisque le 17 septembre 1807  1e maire de La Teste (19) augmente les tarifs du bureau de pesage à cause «d'abus dans la fabrication» et menace de saisie les «résines ou brais recon­nus fraudés de sable ou autre terre ultérieurement».

 

Le sieur Martin se plaint aussi de ce que la pénurie de tonneliers dans  les zones de production oblige à se fournir à Bordeaux ou à Dax, ce qui augmente le prix. Enfin il expose la nécessité d'établir des fours dans le comté de Belhade, en Marensin et dans le Pays de Born, plutôt que dans les montagnes côtières où les arbres sont trop couverts de «gemme grasse laquelle s'esqualite avec le goudron».

 

En 1700 (20) d'ailleurs, sortent déjà du port de Bayonne 2000 barils de  bray gras et 3000 de goudron soit 1.250 tonnes en tout, preuve que la production s'est, après 1688, développée dans le sud, Bordeaux pendant la même période (1699-1700} n'expédiant que 201 barils de goudron  soit 25 tonnes (21). Cela  est confirmé par un texte de 1707 (22) qui signale en Marensin «12 à 15 parois ses qui ne font pas un grain de résine et n'emploient leurs pins qu'à faire du brai  sec ou du bray gras ainsi que du goudron quand ils deviennent vieux» (par «résine» il faut entendre ici le galipot).

 

4 : l’évolution des zones de production

Il est d'ailleurs normal que la production se développe dans le sud, ne serait-ce que  pour entretenir les bateaux de Bayonne et de Saint-Jean-de-Luz où de 1683 à 1686 étaient recensés (23) :

 

- Bayonne                                       35 vaisseaux de 50 à 360 tonneaux

                                                         8 barques de 20 à 40 tonneaux

                                                         9 pinasses de 10 à 25 tonneaux

- Saint-Jean-de-Luz

                                                        26 vaisseaux de 60 à 300 tonneaux

                                                        25 barques de 20 à 50 tonneaux

                                                        22 pinasses

 

A ces bâtiments il faut ajouter les bateaux des autres ports, l'ensemble des armements morutiers et les flottilles fluviales de l' Adour .

 

Il n'empêche que, même dans le sud, la collecte du goudron connaît des difficultés, en particulier la concurrence des forges qui consomment beaucoup de forêts et la modicité des prix fixés par les adjudications royales: 8 livres le baril de 250 livres-poids de goudron ou de bray gras, 27 livres le millier de bray gras, soit moins de 81ivres le baril (24).

 

Le résultat de toutes ces imperfections relevées par le sieur Martin dès 1686 est que, dit-il, « les magasins du Roi ont cessé de prendre de ces gou­drons». Il réclame donc un monopole de fabrication, une exemption de tous droits, des prix fixes, une taxe sur les produits bruts qui partent en Hollande, re­venant raffinés de ce pays et surtout l'interdiction «à tous particuliers d'aller dans les pièces de pin qui ne leur appartiennent pas pour y prendre des arbres secs et caducs car ils sont les plus propres à faire du goudron et détériorer les forêts en coupant les pins verts». Il s'agit là, pour des raisons économiques ­déjà, pourrait-on dire, physiocratiques, d'une condamnation des droits d'usage, preuve supplémentaire que, dans les montagnes côtières, celles de La Teste et Biscarrosse au moins, ces droits étaient le principal obstacle à la production des goudrons.

 

D'ailleurs pour les propriétaires, le goudron ne semble pas un produit très rémunérateur. S'ils utilisent parfois l'argument de cette production lorsqu'ils veulent attirer l'attention des autorités sur l'importance stratégique du massif, celle attitude semble plus politique qu'économique. C'est ainsi qu'en 1751 (25), ils protestent contre les fermiers, résiniers et autres habitants qui font, dans la forêt de La Teste, et malgré une interdiction datant de 1718, des «fenêtres» de 20 pieds sur 200, soit 422m2, pour la chasse aux bécasses et palombes «faisant un grand abattis d'arbres-pins, diminuant la quantité de pins propres à faire du goudron pour l'Etat», attitude encouragée par le seigneur de Ruat qui perçoit sur chaque installation la valeur de 2 paires de bécasses, soit 48 sols.

Cependant, lorsqu'en 1777 (26) Nicolas Taffard (ou son père signataire de la précédente supplique) passe contrat de fermage avec Bernard Dessans dit Bernachot, résinier des pièces de Péchious et du Pétoulet, il exige « 7 milliers de résine bonne, belle et de satisfaction prise au four chaque année » mais précise que Daisson « pourra disposer des brays et  terbantines qu'il fera venir ». Le bray gras (ou poix ou pègle) était donc une production épisodique et résiduelle, si­non le propriétaire l'aurait réservée pour lui.

 

Colbert de Seignelay, fils de Jean-Baptiste, secrétaire d'Etat à la Marine depuis 1682, n'ayant pas retenu les solutions du sieur Martin, la Manufacture continua à décliner .

 

B/ PRODUCTION et MARCHÉ des GOUDRONS

AU XVlll° SIÈCLE

 

1 : L’influence de la politique internationale

 

Les goudrons sont considérés comme des « munitions navales » aussi l’évolution de la politique internationale pèse-t-elle sur le marché. Ainsi en 1703, les Suédois puis les Danois obtinrent une exoné­ration des droits sur les goudrons (27) qui se montaient à 50 sous par tonneaux (28) ; cette dispense fut confirmée par les Traités d'Utrecht de 1713 grâce auxquels l'Angleterre retrouva, pour sa part, les conditions de « nation la plus amie ».

Il est donc certain qu'à l'aube du XVIII° siècle, la conjoncture interna­tionale a eu raison de la Manufacture Royale. D'ailleurs les brays et goudrons sont d'autant plus soumis aux aléas de la politique extérieure qu'ils font partie des «munitions navales» et qu'en temps de guerre leur commerce est à ce titre réglementé : il ne faut pas que l'adversaire puisse caréner ses vaisseaux de guerre avec la production nationale et il faut donc veiller à ce que les négociants  ne tournent pas les règles en envoyant goudrons et brays gras vers des ports neutres d'où ils seraient réexportés vers les belligérants. C'est ainsi que de 1701 à 1713, pendant la Guerre de Succession d'Espagne, de 1741 à 1748, guerre de Succession d'Autriche, de 1756 à 1763, Guerre de Sept Ans, et de 1779 à 1782, guerre d'Amérique, on interdit les exportations sauf celles desti­nées à nos alliés.

Les pays visés sont toujours l'Angleterre; souvent la Hollande qui d'ailleurs s'approvisionne essentiellement à partir de 1730 dans les 13 colonies d'Améri­que, année au cours de laquelle Bordeaux exporte environ 10.000 quintaux de bray gras vendu 7/10 livres le quintal  (29).

En temps de paix, les exportations reprennent donc; c'est ainsi que d'après les chiffres donnés par M. Huetz de Lemps, seraient partis vers l'Angleterre entre 1717 et 1720, 6,8 tonnes de goudron et 2,5 de bray, tandis que les Isles  Françaises d'Amérique recevaient 168 tonnes de chaque.

A ces exportations, il faut ajouter les départs normaux vers les ports français qui ont dû augmenter par rapport aux campagnes précédentes; ainsi en ne gardant des chiffres donnés que les ventes en barriques, barils et quin­taux (car les ventes en pains sont plus difficiles à cerner quant aux produits concernés), on obtient les tonnages approximatifs suivants au départ de Bor­deaux (exprimés en tonnes).

 

campagnes de 1698/99 1699/1700 1702/1703 1707/1708 1709/10 1714/15 1715/16

goudrons*        57            37               5             13,5        28         98        116

bray gras*       26             25           172             37,5             38       28          37

A noter qu'en 1699/1100, les Testerins firent 44.sorties directes  vers Redon.        

 

Par contre, ces produits étant très utiles, les importations sont autori­sées; c'est pourquoi les archives administratives sont alors fertiles en docu­ments qui permettent de localiser les sources d'approvisionnement étrangè­res : entre 1709 et 1715 on note ainsi une arrivée, sur un bateau danois, de goudron norvégien expédié de Bergen à Nantes (2 mars 1709), une demande pour en importer d'Ecosse vers Rouen (26 septembre 1711 ), une arrivée en provenance de la Caroline en Amérique; cependant, les relevés dépouillés pour les années 1714-15-16-17-18 et 1720 (30) montrent qu'entrent à Bordeaux 1338 barils de goudron et 246 de bray en provenance de Stockholm (Suède), Trondheim (Norvège), Amsterdam (Pays-Bas), Sligo (Irlande) et Pasajes (Espa­gne) et cela malgré l'interdiction d'importer prise en 1717 à cause de l'abon­dance des produits locaux (31) liée, on le verra, à l'incendie de la forêt de La Teste.

 

2 : Les exportations

 

Cependant la production est variable, cela appa­raît encore de façon assez nette dans une statisti­que des droits de douane perçus à la sortie du port de La Teste (32) : une taxe de 25 sols par millier pour les résines, brais et goudrons plus une taxe de 3 sols pour livre pour la ville de Bordeaux. Si ce compte ne permet pas de distinguer la part des brays et goudrons,  puisqu'il concerne l'ensemble des résineux, il montre cependant, les oscillations de l'approvisionnement et l'on retrouve, là encore, les aléas de la conjoncture.

Les exportations qui sont en moyenne de 860 tonnes entre 1740 et 1746 (Guerre de Succession d'Autriche) passent à 1370 tonnes de 1747 à 1753 pour bondir à 2100 tonnes entre 1754 et 1757. Elles redescendent alors à 1100 jus­qu'en 1762 (Guerre de Sept Ans), oscillent ensuite entre 2500 tonnes, en 1763, et 1098 en 1771, puis se stabilisent enfin autour de 1600 tonnes par an entre 1775 et 1780 pendant la Guerre d'Amérique qui stimule de nouveau le com­merce car il faut non seulement fournir à la construction navale bordelaise mais aussi aux corderies. Il y a par exemple à Tonneins en 1789 (33) 600 ateliers de chanvre qui expédient vers Bordeaux, où se trouvent 24 corderies (34), 80% de leur production soit 12.000 quintaux par an. Autre preuve de cette augmenta­tion de la demande, le prix du goudron qui était de 28 livres la barriques en 1774, se négocie en 1777 à 30 livres à Bordeaux, 43 à Bayonne et 48 à Dax (35) .

Cette augmentation du commerce pendant la Guerre d'Amérique a lais­sé des souvenirs puisque, dix ans plus tard, le 1° Frimaire an III, les édiles testerins notent «qu'un bâtiment américain vient d'entrer dans le port et veut un chargement considérable de brai et de résine soi-disant pour un port de la Manche française» et ils ajoutent: «On craint que cette opération soit défavorable à la République: pendant la dernière guerre, l'Angleterre tirait de ce port une quantité immense de toutes espèces de gommes résineuses par l'entremise de bâtiments neutres qui prenaient des expéditions simulées» !

Quant aux prix, ils sont  prix sont souvent  influencés par les brusques augmentations des demandes émanant des négociants qui se disputent les produits et contrôlent souvent la production comme c'est le cas des marchands bordelais à Pissos en 1743  (36). A cause du grand froid de 1775 qui en Maremne et Marensin a fait chuter la production de résineux d'un tiers et après l'épizootie qui, frappant le bétail, a augmenté le prix du charroi, a lieu une enquête diligentée de Paris sur le négociant Dumeau (37) Pour les seuls mois de mars et avri1 a expédié vers l'Angleterre 132 tonnes au départ de Bordeaux et 295 à celui de La Teste, faisant ainsi flamber les prix au grand dommage d'autres négociants bordelais. Comme Brun (38), ils protestent contre le monopole de fait qu'ont déjà La Teste et Bayonne pour la fourniture des arsenaux et des côtes atlantiques et réclament pour Bordeaux qui ne commercialise que 8% des exportations, le monopole de celles-ci pour l'étranger ce que Paris refuse.

 

 

3 : Les fluctuations de la construction navale locale : Bordeaux et le Bassin d’Arcachon

 

D'autre part, si l'on regarde le principal dé­bouché, à savoir la construction navale bor­delaise (39), on constate que si 475 navires ont été construits de 1754 (3.500 tonneaux) à 1782 (16.000 tonneaux) , l'activité a été très irrégulière avec des baisses en 1753, 1762, 1770, 1774 et 1778 (sept bateaux seulement cette année­ là) et des hausses en 1763 (22 bateaux), 1772 et 1776, la Guerre d'Amérique donnant entre 1778 et 1785 un coup de fouet à cette activité avec 115 bateaux en 5 ans.

Il est aussi intéressant d'étudier la construction navale propre aux chan­tiers du Bassin d'Arcachon et surtout de La Teste. Le dépouillement des regis­tres pour les périodes 1725-1737, 1750-1759, 1764-1775, 1776-1787 et 1785­1797 nous a donné des résultats que nous pouvons considérer comme fiables surtout à partir de 1764 (40). Les bâtiments construits et immatriculés à La Teste sont :

-des chaloupes de 4 à 6 tonneaux (même si l'on en trouve 2 de 8 tonneaux et 2 de 10 tonneaux dans les années 1759-1763) ; il est intéressant de noter que la construction des chaloupes de 4 tonneaux s'est arrêtée pratiquement en 1729 (une seule en 1741) et qu'à partir de 1742 1a norme est de  6 tonneaux.        

- des barques et des chasse-marées de jauge variable, entre 10 et 15 tonneaux ; on n'en construit pas de plus de 25 tonneaux avant 1737.               

Quant aux unités plus importantes on en trouve une de 72 tonneaux en 1772 mais il faut attendre 1750 pour voir apparaître des bateaux jaugeant plus de 40 tonneaux. Ils ne dépassent pas les 80 tonneaux, hors le CaptaI de Buch (400 tonneaux), construit en 1783  mais qui ne fut pas immatriculé à La Teste.

Le tableau ci-dessous donne le détail des constructions :   

                                

                       

On constate donc une forte proportion de petits bâtiments, chaloupes (dont certaines sont parfois ré accastillées en chasse marée) non pontées (bien        qu'une chaloupe pontée de 8 tonneaux, la Providence, soit, sans doute, en 1763 la première de l'histoire du Bassin). Des bâtiments de taille moyenne donc  auxquels il faut ajouter 5 bricks, un chasse-marée de 35 tonneaux (1783) et une barque de 72 tonneaux (1772).    

On constate aussi que sur ces 74 années où furent construits 198 bâti ­ments, 20 années se passent sans aucune construction, 23 avec une seule et que 1760 et     1763 connurent 10 lancements. La moyenne des 20 années restantes s'établit à 6 par an, ce qui est peu pour occuper, à la seule construction navale, les assez nombreux charpentiers et calfats, cordiers et tonneliers qui utilisaient  goudrons et brays et dont voici la répartition :                    

       

Il faut dire que les bateaux testerins avaient une durée de vie très lon­gue, qu'ils étaient à la pêche quand ils ne cabotaient plus, que le cabotage oc­casionnait parfois 2 à 3 voyages par an. L'entretien de ces flottilles était donc im­portant d'autant qu'il faut y ajouter les bateaux non immatriculés et, si la tradition existait déjà, le traitement des cabanes et de tous les édifices en bois des paroisses riveraines. Rostan signale en 1725 (41) 800 pinasses construites à clin qui servaient à la pêche à l'intérieur du Bassin et qu'il fallait aussi brayer. Au total dans le quartier de la Teste il y avait 13 barques de 12 à 20 tonneaux, 13 chaloupes pour la pêche en mer, et donc 800 pinasses. Accrue par l'incendie de 1716, la production locale devait alors trouver assez de débouchés entre le Bassin et Bordeaux.

 

4 : Les freins naturels à la production

 

les aléas climatiques

A la guerre s'ajoutent aussi les conditions climatiques de cette fin de siècle: après les grandes mortalités de pins de 1693-1694, le début du XVIII° siècle est mar­qué par des périodes de froid intense comme le «grand hyver» de 1708-1709 au cours duquel le gel sévit dans les bois, ce qui, à cause de leur rareté, fait au­tomatiquement monter le prix des produits résineux issus du pin vif tandis que baisse celui du goudron (42), car l'arbre gelé est alors débité pour en fabriquer. Il est d'ailleurs envisagé d'interdire l'exportation des «résines» mais le ministre Pontchartrain précise «qu'il vaut mieux laisser les choses en l'état pour ne pas dégoûter les particuliers de ressemer les pins»  (43).

Il y a donc pendant cette période tout un jeu subtil d'interdictions et d'au­torisations selon la rareté ou l'abondance des produits et donc les fluctuations des prix: rareté en 1706 et importations autorisées de Hollande et d'Allemagne, demandes d'autorisation d'exporter les surplus en 1714, auquel on répond que cela dépend des besoins du Roi pour ses propres vaisseaux; chute des cours en 1717 avec interdiction d'importer mais autorisation d'exporter à cause d'une abondance de produits. Ces calamités se répètent tout au long du siècle et frappent tout le massif forestier: en 1775 une enquête menée en Marensin signale que le froid a provoqué une mortalité et un retard de croissance des pins ainsi qu'une hausse de 30 à 40 sols par quintal, due à la rareté, sur le marché de Dax  (44), On peut d'ailleurs ajouter à ces froids exceptionnels les ou­ragans. Au début du XIX °siècle en 1802  (45) puis en 1822  (46), ils frappent la forêt de La Teste avec une telle violence que, disent en 1822 les élus, il faut une réduction d'impôts car «les propriétaires ont dû abandonner aux fermiers, pour en faire du goudron, les arbres abattus en nombre infini».

 

Les incendies

A ces calamités naturelles, il faut ajouter les in­cendies et en particulier un événement considéra­ble, qui explique la chute des cours en 1717, l'incendie de la grande forêt de La Teste. En 1716, un feu de lande allumé par des bergers à Cazaux aurait détruit d'après mes calculs près de 2.700 hectares, faisant chuter d'un coup la popula­tion de la paroisse de Cazaux et le produit des tailles. Cazaux, dont les bénéfi­ces ecclésiastiques seront encore nuls en 1728 ne comptera plus que 9 feux, soit à peu près 36 habitants en 1762. Quant au produit des tailles, il chute en 1718 de 62% à La Teste et de 75% à Cazaux. Cet incendie, l'intendant nous dit qu'il causa «une perte considérable car c'est dans ce canton que se faisait la plus grande quantité de résine et dont le fonds qui a été brûlé valait plus d'un million» (47). Il provoqua aussi à Bordeaux un rabais de 800 livres sur les 3.100 que devait payer le fermier du Kas (48) soit 21% du total des revenus des rési­neux qui entraient dans la ville.

L'afflux des bois brûlés sur le marché est confirmé par les propriétaires dans une lettre du 6 mai 1752  (49) ; il a provoqué une augmentation de la produc­tion de goudron car les brûlés revenant aux propriétaires ayant-pins et non aux usagers, il n'y avait pas d'autre moyen, pour en tirer profit, que de les convertir en goudron et donc de remettre en route, voire de construire des installations.

Cet incendie eut une autre conséquence: une ordonnance du 22 février 1718 (50) interdit de faire du goudron dans la Montagne de La Teste. C'était une protection contre d'autres incendies mais aussi le souci d'économiser, une fois les brûlés évacués, ce qui restait de pins vifs afin que la régénération puisse se faire. On y interdisait aussi le pacage des chèvres afin de sauver les repous­ses, ce qui fut d'ailleurs étendu le 4 juin (51) aux autres bêtes à cornes qui avaient l'habitude de pacager librement dans la forêt. Quand la forêt aura été régéné­rée, le parcours reprendra mais en privilégiant les «montagnes de sable qui sont le bord de la mer... et surtout les petits vallons herbeux qui sont dans ces montagnes» (52).

Ce cataclysme freina sérieusement la possibilité de produire des gou­drons, poix, pègles et brays gras en forêt de La Teste, et donc contribua pour une large part à la nouvelle répartition des zones de production: en 1745, trente ans plus tard, une lettre du syndic Baleste  (53) nous apprend que «depuis l'incen­die la majeure partie des ouvriers fabriquant la résine et le goudron furent for­cés de chercher ailleurs leur vie». Cependant si l'on en croit un rapport des propriétaires de 1752 (54) , la forêt produit encore 1.500 milliers, soit 7.500 tonnes sur une superficie qui, d'après nos calculs, doit être alors de 5.244 hectares alors que, trente ans plus tard en 1779, elle produira pour les seuls brais secs et résines 694 milliers soit 3.470 tonnes sur une superficie qui semble réduite alors à 4.817 hectares, la différence étant due, à l'avancée des sables.

 

Les incendies étaient fréquents aussi dans le reste du massif landais; en témoignent les réductions accordées, pour cette raison, sur le montant des tailles en 1758 à Salles, au Haut-Vignac et à Sallebert dans le Comté d'Uza, à Pon­tenx, Surgenx, Capas, Etdegouïn dans la circonscription de Saint-Paul (55). En témoigne aussi le 4 août 1780 la déclaration de Nicolas Dupré de Saint-Maur (56), Intendant de la Généralité de Bordeaux qui, rappelant les termes de l'ordon­nance royale du 13 novembre 1714 et les peines encourues par les incendiai­res accidentels (fouet-galère) ou volontaires (peine de mort), précise que «les goudrons pourront continuer à être exploités dans les lieux où ils sont établis depuis longtemps sans réclamations» et que pour les nouvelles installations il faudra une délibération de la paroisse et une autorisation de l'Intendance. No­tons au passage la permanence et la continuité de l'Administration à travers les régimes politiques puisque cela deviendra une loi en 1810 (57) .

 

Malgré les catastrophes, malgré l'échec de la Manufacture, l'élan avait été donné: on nota même en 1669 le départ de 4 Testerins de la Montagne d'Arcachon vers le Canada (58), au Québec, pour y enseigner les habitants à faire du goudron; mais c'est vers le Sud et vers l'Intérieur que désormais les  goudronnières se développaient comme le confirme dès 1708 le géographe Masse  (59) qui note que les habitants de Lugos sont presque tous dans les bois  et font de la résine, des brays et des goudrons, et en 1725 1e commissaire Rostan (60) lequel signale que «depuis l'incendie les marchands de La Teste vont  acheter les résines dans les landes de Bayonne».

On essaya même d'enseigner aux montagnards pyrénéens la fabrication de goudrons à partir de sapins dès 1691 (61) .

 

L'avancée des sables

Il y a en effet un autre phénomène qui se développe dans les montagnes côtières, c'est l'avancée des sables. A Biscarrosse déjà des fours ont été recouverts. Ainsi en 1862 des géomètres (62) en découvriront, enfouis sous le sable, au lieu-dit bien nommé le hournail sur des parcelles achetées entre 1636 et 1673. Au Pilat, c'est sous la dune récente que nous avons retrouvé nos hourns traditionnels.

Tout au long du XVIII° siècle, des plaintes s'élèvent contre l'avancée des sables : Masse la signale en 1708 à Lacanau (63), forêt de 1330 hectares environ, dont l'abbé Baurein dira en 1786 (64) qu'on y exploite des résines mais pas de goudron et qu'on «retrouve encore sur le rivage, comme au Porge, des vestiges de pins et des fourneaux pour la résine, qui prouvent les progrès de la mer». Masse cite aussi Carcans où «l'on fait du goudron mais où les forêts étaient plus gran­des autrefois» et  La Teste. On tente à Mimizan entre 1725 et 1728 de fixer ces sables de gourbet, on s'en plaint à Bias en 1736 (65), à Lège en 1757 et 1762 (66), à Mimizan encore en 1760 (67). On les plante en pins à Saint-Julien en 1752 (68). Ainsi pendant tout le

XVII° et tout le XVIII° siècles, les forêts cô­tières ont-elles été grignotées. Faut-il rappeler que ce n'est qu'en 1787 que sera entreprise, après de multiples tentatives (69), la fixation générale de ces sables blancs, qui ont petit à petit recouvert des forêts qui, selon Masse, s'éten­daient encore de façon continue en 1723 d'Arcachon au Boucau et même à la rivière de l'Adour .

La production est donc irrégulière, liée aux calamités naturelles ou acci­dentelles, aux aléas de la concurrence internationale, aux besoins plus ou moins importants de la marine royale, aux guerres enfin. Tout cela influe sur les prix.

Il semble qu'il y ait eu de 1746 à 1776 une stagnation des prix, voire une baisse sensible. En effet, la Chambre de commerce de Bayonne constate en 1777 (70) que si le rapport de valeur entre le bray gras et le seigle s'établissait entre 1746 et 1757 à 5 ou 6 barils pour un cas de seigle, il n'était plus que de 8 barils entre 1758 et 1767 et de 10 barils pour un cas entre 1768 et 1777, soit une valeur de 120 livres et une baisse absolue de 50%.

 

5 : Les zones de production

 

On retrouve là le déplacement vers le Sud que nous avons déjà constaté et que prouve encore un dépouillement des demandes d'exportation auquel je me suis livré sur la période janvier 1779 - janvier 1783. Il donne les résultats suivants : 770 tonnes de bray gras, 247 de goudron et 10.439 de brays et

goudrons confondus soit 11.456 tonnes en tout ; 1,30% au départ de La Teste (15 tonnes), 2,3 % à celui de Bordeaux (274 tonnes) et 96,31% au départ de Bayonne (11.033 tonnes). Cela en direction essentiellement de l'Espagne (Pasajes, Cadix...) avec 16 chargements, le reste vers le Portugal (1 chargement), le Danemark et la Norvège (1 chargement chacun).

La part très médiocre du port de Bordeaux s'explique par un document de 1758 (71) concernant la ferme du cas; ce texte précise qu'une augmentation de cette taxe pourrait pousser les conducteurs à prendre la route de Dax ou de La Teste «où il n'est payé aucun droit». Il faut ajouter aussi l'éloignement Cal Guillaume Desbiey nous apprend qu'en 1776 un tiers du prix du goudron arrive à Bordeaux du sud du Born représente le frais du

 charroi (72).

 

Quant à la forêt de La Teste, il est difficile d'en cerner la production. Certes grâce à Desbiey nous possédons une statistique pour les années 1774-1778 (73) mais elle ne porte que sur les pains de résine et non sur les goudrons. Elle est cependant intéressante car elle montre l'importance du trafic des résineux au bureau de La Teste, de ce document, on peut déduire la part de la «montagne de Buch» dont la production représentait, écrit-il, 1/7° du total  des exportations. Nous savons aussi qu'en 1751 la forêt produisait 1.500 mil­liers de résine soit 750 tonnes, si bien qu'en se basant sur ces estimations nous obtenons le tableau suivant :

 

Le port de La Teste compte alors une trentaine de négociants et draine une part du trafic landais, bien que Bordeaux ait reçu 8.173 cas en 1775 (74) soit 6.129 ton­nes de résine (soit 3 fois plus que La Teste) et ce, malgré de faibles envois du Marensin et du sud du Born (gel doublé d'une épizootie qui a décimé les animaux de trait (75). Son importance est due aux avantages qu'ont les Testerins quant au poids des pains de résine (76), ce qui explique l'augmentation des négociants (multiplication par 10 depuis le début du siècle) et des armements  (42 bateaux de plus de 8 tonneaux entre 1771 et 1791 contre 12 entre 1712 et 1729).

 

La majorité des barques se dirigent vers Redon en Bretagne (85%). Les  négociants testerins en alimentent les chantiers de construction navale prospères au XVIII° siècle. L'activité des ports de la Vilaine comme centres de  construction navale est en effet importante : le port de La Roche-Bernard vit la  création par Richelieu, abbé commandataire de Redon, d'un arsenal qui lança en 1638 le vaisseau «La Couronne » prototype de tous les vaisseaux de guerre (77). Mais c'est surtout à partir de 1746 que l'activité s'y développa comme à Re­don: les deux ports lancent chacun 90 tonneaux de 1714 à 1735 mais de 1746 à 1789, c'est 23.923 tonneaux qui sortent de Redon et 8.266 de La Roche­ Bernard ; la période «faste» se situe entre 1747 et 1765 où Redon lance 17.847 tonneaux répartis ainsi: 5 gabarres de 24 à 100 tonneaux, 14 chasse-marée de 12 à 45 tonneaux, 44 barques de 15 à 60 tonneaux, 12 navires divers de 60 à 350 tonneaux et 10 bateaux non identifiés. 83% furent lancés entre 1747 et 1752 par le constructeur Jean Danet, l'un d'entre eux, «La Catherine", jaugeant 29 tonneaux, ayant été construit en 1759 pour Arcachon (78). On retrouve aussi en 1763 une barque de 30 tonneaux appartenant à deux associés, l'un testerin, Peyjehan, l'autre de Redon, Levecq.

 

Malheureusement la part des goudrons dans ce commerce des produits résineux est impossible à calculer. Ce­pendant le dépouillement de 246 rôles d'armement au départ de La Teste que j’ai effectué pour la période 1780-1789 (79) permet d'appréhender la production ou du moins son importance. Il n'est en effet pas possible de calcu­ler le tonnage car les cargaisons ne sont pas toujours mentionnées, souvent il n'y a d'autre mention que «chargé de résine, bray ou goudron» mais, sur 286 chargements qualifiés, 13 seulement, soit 4,5 %, précisent l'embarquement de goudron, 60 soit 20,9% l'embarquement de bray gras et 213 soit 74,6% l'em­barquement de résines.

 

Ces chiffres confirment donc le déplacement très net de la production de goudrons et bray gras vers le sud, mais aussi vers l'est puisque Casteljaloux en 1789 produit 400 barriques  (80) de goudron soit 200 tonnes, au détriment des montagnes usagères aux superficies qui se réduisent dans le Buch et le nord du Born.

 

Ce déplacement de la production s'accompagne aussi d'un déplacement du trafic dû au prix du transport. En 1780 (81) de Mont-de-Marsan à Bayonne le quintal revient à 20 sols, par voie fluviale, tandis qu'envoyé à Podensac par voie terrestre il reviendrait à 70. Il est donc logique qu'en 1789, Dax et Sau­busse expédient vers Bayonne 4.000 barriques de goudron (2.000 tonnes) et que ce port où arrivent aussi par «voitures»  (82) les goudrons de Labenne et Capbreton, concurrence désormais Bordeaux et la Teste.

 

Il faut noter aussi que depuis 1758 (83) les pinhadars de l'élection de Lannes sont protégés, interdiction étant faite aux producteurs de vendre sans autorisa­tion leurs pins et aux Basques d’y venir les couper pour les transformer en charbon de bois.

 

Cette répartition géographique des aires de production à la fin du XVIII° siècle est confirmée par l'enquête administrative sur les Arts et Métiers des communes landaises en 1789 et en l'An IX (84). Tous les maires ont dû répondre à un questionnaire dont nous avons extrait, pour les territoires concernés par notre étude, le nombre de résiniers et de fabricants de goudron. N’ont été retenues que les communes dont les réponses étaient positives. Ainsi sont absentes de la liste les communes qui ont répondu par un état néant :Gastes, Sainte Eulalie en Born, Aureilhan, Mimizan, Bias, Vieux Boucau, Labenne et Ondres.

 

 

Il est intéressant de noter que les fours à goudron attestés à Lüe en 1711 (85) ne semblent pas fonctionner et qu'Escource, célébrée par Félix Arnau­din (86)comme la patrie des goudronniers, ne l'est guère à cette époque. De même les installations que nous avons recensées sur Sainte Eulalie  (8 hourns de gaze suédois) et sur Mimizan (4), ne fonctionnaient pas ou plus à cette époque

 

Ce tableau appelle plusieurs observations :

La diminution du nombre des gemmeurs, certains maires l'ont signalé, est due à l'importance des levées de troupe. Ainsi à Magescq en l'an IX signale-­t-on 15 apprentis «à cause de la nouvelle paix».

Les maires de St-Michel Escalas, Mixe, Messanges précisent que les résiniers travaillent aussi aux cultures et aux labours; le gemmage est donc une activité complémentaire. Les chiffres donnés sont donc ceux de tous les «laboureurs» ce qui relativise l'ampleur de certains. Par contre à Sanguinet et à Parentis il s'agit bien de résiniers à temps plein. Le maire de Sanguinet dit de ses onze gemmeurs : «j'entends les hommes qui travaillent les arbres pins et préparent la résine» et son collègue qui n'en recense que 2 ajoute «tous les la­boureurs cuisent ou préparent une partie de la résine qu'ils ramassent» ; les deux signalés sont donc bien des «professionnels» qui, comme le précise l'en­quête, « travaillent à préparer la résine ».

Pour les goudrons, il s'agit de ceux qui fabriquent et non des installa­tions. Une certaine confusion s'est établie: l'enquête administrative demandait qu'on note le nombre de «maîtres, compagnons et apprentis». Il s'agissait en effet de recenser des «entreprises» où l'on travaillait à plein temps. Certains maires ne s'y sont pas trompés: celui de Herm déclare «à proprement parler il n'y a point de fabrique de goudron, il est seulement des particuliers qui quel­quefois, mais rarement, réunissent des bois périssables de leurs propres pi­gnadas pour en faire, ou des marchands qui achètent des arbres pins; ils en réunissent celui qui est propre à ces matières, font préparer le bois et font ensuite fabriquer le goudron par certains particuliers. Ce sont ordinairement des métayers qui s'occupent de cette fabrication quand le cas arrive, sans en faire profession suivie. Ils ne trouveraient pas à s'en occuper constamment pour y gagner leur vie».

 

Le maire de Mézos en Born n'indique pas, non plus, de «faiseurs de goudron». Il s'en explique en précisant que «chaque propriétaire travaille le bois vieux pour le bitume». Quant à celui de Biscarrosse, il dit qu'il «n'existe point de fabrique de goudron dans la commune mais chaque résinier en fait une petite quantité» ; ici la forêt est usagère, il semble que le goudron soit abandonné au résinier comme à La Teste. Enfin, le maire de Bias affirme "nous ne possédons aucun ouvrier».

Dans l'autre sens, des chiffres qui peuvent nous paraître étonnants comme celui de 72 fabricants à Castets, sont eux aussi relativisés par les maires. Dans cette commune, il est dit "chaque propriétaire a peu près fabrique son goudron dans son fourneau».

La production reste ainsi artisanale, utilisant les sous-produits d'une forêt qui semble orientée surtout vers le gemmage. Il n'en reste pas moins vrai que le Marensin a pris d'ores et déjà une place plus importante que le Born; ce qui est normal si l'on considère d'une part l'étendue des forêts, plus importantes que dans le Nord, et les techniques employées, les hourns de gaze. C'est d'ailleurs là que sont relevés de véritables « fabricants» d'essence (5 à Linxe) ou d'huile (1 à Moliets) de térébenthine.

 

Il n'est malheureusement pas possible de disposer d'un tel document pour le Pays de Buch. Peut-être n'a-t-il pas été dressé ou a-t-il été perdu. Force est donc de se reporter aux recensements effectués sous la Révolution et aux contrats de mariage des années 1780-1789. Jean Cavignac (87) qui les a étudiés en conclut que "le secteur forestier apparaît, à la fin du XVlll° siècle, peu important en soi et surtout par rapport à l'importance économique acquise au XIX° siècle».

Il trouve en effet les nombres suivants :

Ces résultats très incomplets peuvent être confrontés avec l'enquête du 28 mai 1827 (92) qui donne des superficies en hectares pour les bois :

 

                                            . La Teste          918ha (semis) + 4194 (forêt usagère)

                                            . Gujan             437 ha

                                            . Mios              524 ha (pins)   + 2167 (taillis) + 35 ha (futaie)

                                            . Biganos 793 ha

 

Quant à la forêt de Salles, attenante à celle de Lugos, Fernand Labatut l'estime à 3.000 hectares.

 

Ces résultats confirment, on le voit, la prépondérance en résiniers des forêts de La Teste et de Lacanau mais ne donnent aucune indication quant aux faiseurs de goudrons. On peut sans doute supposer que la situation est identi­que à celle de la Montagne de Biscarrosse.

 

En fin de siècle, la production toujours artisanale des goudrons et brays gras acquiert cependant une notoriété nationale ; elle est l'objet des attentions de l'Encyclopédie en 1778, du Dictionnaire universel de l'Agriculture en 1787 et même d'un sujet de concours de l'Académie des Sciences Belles-Lettres et Arts de Bordeaux en 1788 (93). C'est au moment où elle a, pourrait-on dire, ac­quis ses lettres de noblesse, qu'elle va pourtant disparaître, au moins sous sa forme archaïque et traditionnelle de moins en moins adaptée aux exigences de qualité que réclament les utilisateurs.

 

CONCLUSION : GOUDRONS LANDAIS OU GOUDRONS DU NORD ?

 

Durant la deuxième moitié du XVIII° siècle se posait en effet de manière lancinante la question suivante: comment obtenir «des gou­drons supérieurs à ceux que l'on tire à grands frais du Nord ? »,

C'est sous la plume du Contrôleur Général des Finances Bertin (94) que le problème apparaît, dès le 20 mai 1760 ; il vient en effet de recevoir les propo­sitions du sieur Dupuy, inspecteur des milices gardes-côtes du Marensin qui si­gnale que, dans cette région, le bray est fabriqué «avec des matières dont on a extrait l'huile de térébenthine, qui ne sont pas épurées et dans lesquelles on laisse souvent des terres et des sables pour les faire peser plus lourd". Il pro­pose en conséquence d'établir une surveillance, comme sur le marché de Dax, d'interdire de faire des goudrons en hiver et de tenir la main à ce qu'aucune coupe ne se fasse sans autorisation, conformément à l'arrêt du 26 février 1738. Bertin, fort de l'avis du sieur Rostan (que nous avons déjà rencontré en 1725 à La Teste) s'adresse donc à l'intendant Tourny, lui rappelant l'importance «de la bonne fabrication du goudron et du bray gras» et celui-ci, le 4 juin, l'assure de son accord sous réserve de celui de l'intendant d'Auch, d' Estigny, dont dépend le Marensin.

En 1779, c'est au tour de Vergennes (95), ministre des Affaires Etrangè­res de Louis XVI, de s'inquiéter de cette question: nous sommes alors en pleine guerre d'Amérique et les escadres ont besoin de goudrons et de brays gras. Dans une correspondance du 11 juin, Vergennes informe donc l'intendant Dupré de Saint-Maur que, suite à un mémoire qu'il lui a adressé sur «les tentatives de perfectionner la fabrique de goudron», ce document a été remis à Monsieur de Sainte-Croix, lequel est parti en Suède pour y étudier les procédés locaux. Vergennes avait été lui-même ambassadeur à Stockholm de 1771 à 1774, ce qui a dû faciliter les contacts.

 

Il ne semble pourtant pas que ces initiatives ministérielles aient réussi à changer la situation locale puisqu'en 1782-83, c'est au tour du curé de Pon­tenx (96) dans une correspondance avec un personnage officiel, de faire état d'une méthode «pour obtenir des goudrons avec de jeunes pins et de recommander le sieur Flory de Parentis (9 décembre 1782). Son interlocuteur borde­lais lui répond le 8 janvier 1783 qu'il fera faire «les dessins et mémoires qui indiquent les procédés à suivre dans cette opération telle qu'elle se pratique dans les endroits du Nord où la manière de faire du goudron a été la plus per­fectionnée" !

 

C'est encore le Nord qui obsède en 1788 ce correspondant anonyme de l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux, qui écrit le 12 août (97), qu'il s'occupe depuis quatre ans, soit 1784, des moyens de perfection­ner les fabriques de goudron mais qu'il ne peut présenter ses conclusions, la limite du concours étant dépassée depuis le 1° avril. Il suggère que ce sujet, dont lui a parlé un ami (et qui ne figure pas dans la liste des sujets mis au concours entre 1714 et 1791 !), sur «les moyens de tirer les Landes de Guyenne le goudron le plus propre aux usages auxquels il est destiné », soit remplacé par le sujet suivant: «des moyens de tirer des pins de Guyenne un goudron aussi parfait que ceux du Nord et particulièrement de Suède". Se méfiant des fraudeurs ou des concurrents indélicats il demande que les mémoires soient accompagnés d'échantillons attestés par le juge et le curé et que les «barils soient enfermés dans une double futaille cordée et cachetée", afin que l'Académie soit certaine de ne recevoir que des goudrons des Landes !

 

La concurrence est en effet vive parmi tous ceux qui se préoccupent du problème puisqu'il s'agit souvent d'obtenir des monopoles quant à la fourniture des arsenaux royaux, gros consommateurs. Ainsi, en 1783, une expérience eut lieu sur le port de Bayonne, sous la surveillance de son directeur, M. Tanguy, afin de tester l'impact respectif des goudrons du Nord et des Landes sur les cordes de chanvre.

Cette expérience est rapportée en 1815 par le secré­taire général de la Préfecture des Landes, Tassin (98), qui depuis 1804 défend les procédés employés dans le Marensin pour fabriquer le goudron; il indique que le procédé de 1783 fut mis au point par MM. Besincam et L'Hôpital. Sous la Révolution et l'Empire, il semble en effet que les blocus maritimes qui gênent le commerce international aient eu pour conséquence de relancer l'intérêt pour les goudrons locaux; ainsi depuis 1800, si l'on en croit ses dires en 1815, Ba­deigts de la Borde (99), qui fut commissaire de la Marine à Bayonne, travaille sur les procédés d'épuration des goudrons: il dépose un brevet en 1815 et passe avec succès l'épreuve des commissions techniques de Rochefort en janvier et mai 1816. Citons aussi Thore, médecin-chef de l'hôpital de Dax qui, dans ses «Promenades au bord du Golfe de Gascogne» en 1810, décrit toutes les tech­niques de production. Tassin le cite d'ailleurs, comme il le fait pour Badeigts de La Borde, et s'il ne le dit pas, il a eu entre les mains les dossiers de l'abbé Louis Mathieu Desbiey dont quelques feuillets sont conservés à Bordeaux.

Depuis longtemps l'abbé et son frère Guillaume, dans son «Mémoire sur la meilleure manière de tirer parti des Landes de Bordeaux» primé en 1776 (100), s'étaient préoccupés des goudrons, ne cessant d'en souligner l'utilité et la nécessité d’en développer la production.

 

Dans un fragment de lettre que j’estime de 1786, intitulée  «Ob­servations sur les brays et goudrons du Nord » (101), l'abbé Louis Mathieu précise en effet que «depuis quelques années les goudrons du Nord ne font pas sensa­tion dans cette province car l'écoulement (la vente) d'une cargaison importée demande 12 à 15 mois pendant lesquels les frais s'accumulent ce qui, malgré leur prix qui a baissé de 50% depuis la fin de la guerre d'Amérique, les rend peu compétitif »; il conclut « tout cela démontre que nous pourrions nous passer des goudrons étrangers si nos Landes étaient encouragées à fabriquer leur gou­dron avec un peu plus de soin».

 

Plus tard en 1810, après son exil en Espagne, il envoie au Préfet des Lan­des Duplantier les documents qu'il détient sur la question car «n'étant plus en âge, (il a 56 ans), ni en état d'utiliser aucune des données qui pourraient se trou­ver dans les recueils», il préfère «les déposer dans les mains d'un magistrat tout occupé au bien de ses administrés». Dans ces documents qu'il transmet, se trouve en particulier «une feuille sur laquelle il a fait dessiner le plan des fours à goudron que les Suédois envoyés par M. de Colbert firent exécuter au  Sanglarin, dans les pins de M. de Caupos, situés dans la Montagne de sable qui est entre La Teste et Cazaux, et dans les pins de M. de Coussou, son grand­ père maternel, juge de Linxe en Marensin, lesquels pins se trouvent sur les bornes des paroisses de Linxe et de Saint-Girons en 1663» .

Outre l'emplacement de ces premiers fours suédois, que nous avons d’ailleurs retrouvé, Des­biey précise «que la forme et l'usage de ces fours s'est conservée dans les pays de Born, de Marensin et de Maremne, et n'est plus en usage dans les Montagnes de La Teste ni de Biscarrosse».

 

 

 

Le dessin de la main de Desbiey correspond beaucoup mieux à la réalité confirmée par nos recherches archéologiques, que celui de Monsieur de La Montaigne (document précédent) qui a manifestement mal interprété l’original.

 

 

Il semble en effet qu'il y ait à cette époque deux aires de production. L'une  utilise ce que nous appelons des fours traditionnels dans les Monta­gnes de La Teste et de Biscarrosse, Desbiey l'étendant à Sainte-Eulalie, Saint­Paul et Mimizan, ce que nos recherches n'ont pas confirmé, car nous n’y avons trouvé que des fours suédois. L'autre, qui corres­pond au sud du Born, au Marensin et au pays de Maremne, utilisant les fours suédois, les hourns de gaze, plus «modernes».

Cependant en cette fin du XVIII° siècle, ni les uns ni les autres ne donnent satisfaction et ne permettent de répondre en totalité aux besoins de la Marine. Cela est dû souvent, nous l'avons expliqué, à des causes humaines, mais les techniques employées ont une grande part de responsabilité.

 

                                                                Robert AUFAN -Juin 2004-

 

NOTES

1- J. Lombard, Procès verbal de visite, 1672.

2- Il s'agit de la parcelle de « Sanglarine », à «une lieue d'un meschant village appelé Cazaux». Une dune porta le nom de Sanglarin (le serpent) à l'ouest de l'actuelle par­celle des «Deux Hourns».

3- AD gironde. Jésuites.  Collège 121 3 mars 1639.

4- Sentence arbitrale de l’an 2 sur la forêt usagère de La Teste

5- Loirette, A l' origine d'une vieille industrie landaise : la Manufacture Royale de Goudrons, 1960, B.M. Bordeaux Br 11.909.

6- Desbiey, Fonds Delpit, AM Bordeaux M 612

7- Correspondance administrative de Colbert, Tome 3, Fonds Depping et Documents pour l'Histoire de  l' Aquitaine, p. 239.

8- F. Lebrun, Le XVll° siècle, Armand Colin, 1967, p. 255.

9- René Memain, La marine de guerre sous Louis XIV - Paris 1937

10- A.N. Marine G no 2 bis, cité par R. Mémain, La Marine de guerre sous Louis XN

Il faut noter que la faiblesse de ces réserves est due à la crainte des incendies

11- Mémoire du sieur Martin, AN B 355 - 15 avril 1686

12- Ch. Huetz de Lemps, Géographie du commerce de Bordeaux..., op. cit.

13- Jacques Bernard, op.cit., p.49.

14- A.N. B 3.122 Marine, 396.

15- Ourles: partie très résineuse du pin située entre deux carres très rapprochées.

16- Déclaration Royale sur Guienne et Béarn, Chantilly 22 juin 1725.

16bis- A.D. Gironde, C 3.686, Note sur les propositions du sieur Dupuy, Inspecteur des milices garde-côtes du Marensin.

17- ibid., Lettre des négociants de Bayonne à M. de Clugny.

18- Ordonnance de d'Aguesseau - ADG C 3671

19- Registres du Conseil Municipal de La Teste.

20-Bayonne, HH 202 cité par Laroquette, 1924.

21- Ch. Huetz de Lemps, op.cit.

22- Bayonne, HH 202 cité par Laroquette, 1924.

23- Enquête de J.B. Colbert de Seignelay, Archives de la Chambre de Commerce de Dunkerque (HSB 19,

     262-267) cité par R. RiChard, Bulletin de la Société des Sciences, Lettres et Arts de Bayonne, 1983.

24- A.N. Marine D 327 Bayonne (21 décembre 1701)

25- A.D. Gironde, C 3671 (5 novembre 1751), requête à M. de Toumy des habitants propriétaires de La Teste.

26- A.D. Gironde, 3 E 2.967, Peyjehan notaire.

27- A. Rebsomen, Recherches sur les relations commerciales entre la France et la Suède, 1920, B.M. Bordeaux, BR 1552.

28- P. Butel, Les négociants bordelais au XVIII° siècle, ColI. Aubier. 1974 p. 51.

29- F. Michel, op. cit.

30- Ch. Huetz de Lemps, op. cit.

31- P. Cuzacq, Prix des matières résineuses sur le marché de Dax, 1901, Société de Borda p. 249 à 270.

32-  Calculs effectués d'après les documents publiés par M. Boyé, bulletin de la S.H.A.A. n° 35, 1983.

33-  P. Butel, Les négociants bordelais au XVlll° siècle, 1974

34-  Histoire de Bordeaux, op. cit. tome V, p. 224.

35-  A.D. Gironde, C 1.640 (lettre du 10 juillet 1779)

36-  Ibid, C 2.920/I, Mémoire du subdélégué de Bazas.

37-Ibid, C 94, Rapport de Roche de Crassé, commissaire aux classes de La Teste (état des brais chargés pour l'Angleterre)

38- Ibid, C 3.686, Correspondances de Brun aîné, négociant à Bordeaux.

39-Histoire de Bordeaux, tome V, Bordeaux au XVIII°siècle, 1968. F. Crouzet, le commerce de

Bordeaux, p. 278.

40-Archives de la Marine à Rochefort. Matricule des bâtiments de commerce, 12 P 2.

41-Rostan, op.cit.

42- A.D. Gironde, C 4.207, 203 à 206.

43- Ibid. C 3.686, lettre du 11 octobre 1709 (Pontchartrain à de Courson).

44- J. Boisredon, Enquête sur le sud-ouest landais au XvlII°siècle Borda 1910-1911.

45- A.D. Gironde, M 16, Lettre des habitants de La Teste sur la tempête du 11 frimaire.

46- Registre du Conseil Municipal de La Teste (28 mars 1822).

47- B.N. Manuscrits Français 11.376, lettre du 22 août 1716.

48- P.J. Lacoste, 1943, op. cit.

49- A.D. Gironde, C 3.671 (6 mai 1752)

50- Ibid  C 3.672.

51- Ibid, C 4.679.

52- Ibid, C 3.672, lettre du 31 juillet 1739.

53- A.D. Gironde, C 1.340.

54- Ibid, C 3.671, lettre du 6 mai 1752.

55- Ibid, C 2.688, Montant des tailles 1750-1758.

56- B.M. Arcachon, 4 août 1780.

57- A.D. Landes, décret du 15 octobre 1810 (installations classées).

58- Lettre de Lombard à Colbert (21 juin 1669), correspondance administrative sous le règne de Louis

      XIV, Fonds Depping T 3.

59-C.Masse, Mémoire sur le Pays de Buch ( « Luche » = Lugos), 1708, Bibliothèque de l' Arsenal.

60- Rostan, A.N. Marine, D 250.

61- A.N. Marine. B 3- 64. Mémoire de De La Boulaye 1.7.1691.

62- 1862, Rapport de 3 géomètres, Procès: Etat contre Marcellus aimablement commu­niqué par M Lalanne

      (C.R.E.S.S.)

33-  Masse, op.cit.

64-  Abbé Baurein, op.cit.

65- Archives de l'Archevêché, G 659, lettre de Laville curé de St Michel de Bias en Born.

66-  A.D. Gironde, C 281, lettre de M. de Marbottin.

67-  Archives de l'Archevêché, G 659, supplique de Perny, vicaire de Mimizan.

68-  Tassin, Rapport de 1808.

69-  R.Aufan in La dune du Pilat et le Pays de Buch, p. 119, Arpège, 1983.

70-A.D. Gironde, C 1640 (24 septembre 1777)

71-  A.D. Gironde, C 2.391.

72-  G. Desbiey, Mémoire sur la meilleure manière de tirer parti des landes de Bordeaux, B.M. Arcachon,    p.11.

73-  Bail de Laurent David, lettre de G. Desbiey du 21.12.1779, A.M. Bordeaux, Fonds Delpit Ms 132.

74-  G.Desbieyop.cit.

75-  A.D. Gironde, C 1.640, lettre de Dupré de Saint-Maur du 16 avri11777.

76-  Cf.suprap.24

77- Maurice Perrais, Le Port de La Roche Bernard in «Le raicard», 1986.

78- Archives de l'Amirauté de Vannes, Série 9 B. Informations aimablement communi­quées par Mme Beauchesne (Musée de la Vilaine maritime à La Roche Bernard).

79-  Archives de la Marine, Rochefort. RÔles d'armement au cabotage, 12 P 3.

80-  Albert Laroquette, Les landes et la forêt de Gascogne, 1924.

81-  Ibid.

82-  A.D. Gironde, C 3.686 (lettre des négociants de Bayonne).

83-  Arrêt Phelippeaux, 22.2.1758 cité par J. Beauredon, Borda, 1911.

84-  A.D. Landes, 6 M 640 à 644 (état comparatif des arts et métiers).

85-  Archives privées.

86-  F. Arnaudin, La chanson des communes, carnets de voyage, 1897-1920.

87-  Jean Cavignac, Le Bassin d'Arcachon à la fin du XVlll° siècle, Arcachon et le Val de l'Eyre, F.H.S,O, Bordeaux 1977.

88-  A.D. Gironde, 6 M 1 an XIV, enquête agricole, citée par J. Cavignac

89- Conversion d'après Brémontier, Tableau des anciennes mesures du département de la Gironde

à Salles, donc vraisemblablement à Mios, I journal = 23,2932 ares.

de Lège à Biganos, 1 journal = 28,6278 ares.

90- Contrats de mariage, J. Cavignac, op. cit., note 129

91-  Recensement de l'an IV, J. Cavignac, op. cit., note 129

92-  A.D. Gironde, 6 M 1.338-39- 28 mai 1817

93-B.M. Bordeaux, Manuscrits, 828 XX1-92.

94-  A.D. Gironde, C 3.286.

95-  A.D. Gironde, C 202.

96-  A.D. Gironde, C 3.686, correspondance du curé de Pontenx.

97-  B.M. Bordeaux, Manuscrits 828 XX1-92.

98-  Tassin, op. cit.

99-  Badeigts de la Borde, op.cit.

100- Guillaume Desbiey, op.cit

101-Abbé Desbiey, Fonds Delpit, A.M. Bordeaux

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